« De l’amour maternel dépend la réalisation de l’amour adulte« . Depuis les travaux de référence du psychiatre psychanalyste Donald Winnicott, mais aussi les études de Mélanie Klein, les rapports mère / enfant constituent un socle de la psychopathologie adulte. De ces rapports dépendent souvent l’équilibre psychique des enfants et des futurs adultes, leur crainte de l’abandon et du manque, la capacité de gérer des angoisses ou le style des rapports amoureux…
Les écrits fondateurs de Donald Winnicott, héritier de Mélanie Klein, (1956) furent très vite empruntés par de nombreux psychologues et psychanalystes, tant Françoise Dolto que Serge Lebovici ou Bernard Golse. Dans l’article « L’observation des jeunes enfants dans une situation établie », tiré de « De la pédiatrie à la psychanalyse », (Payot, 1969), mais aussi dans « La capacité d’être seul », Winnicott invente de nombreux concepts particulièrement complexes dont on aura résumé bien trop vite les conséquences sociétales et comportementales. La pensée de Winnicott ne peut se résumer à des directives comportementales et les notions de « holding » et de « handling » décrivant les indispensables soins de la mère avec son bébé sous-tendent une multitude de dimensions dans lesquelles les rapports inconscients, de lien et de co-création occupent une place primordiale. De même, comme dans toute clinique et recherche étiologique de ce type, il ne s’agit pas d’une mise en accusation (de la mère), mais à l’opposé, d’un ensemble d’outils pour comprendre la souffrance de la mère, de l’enfant qu’elle fut, comprendre la nature de ce qui ne se dit pas dans cette relation mère/enfant et l’importance essentielle de ce rapport dans la construction de son enfant. Il est donc ici question d’écouter la mère, de lui donner la parole. Il y a de l’amour dans la relation mère enfant, y compris dans les pires cas de maltraitance, y compris lorsque cet amour fait naître une angoisse d’abandon et une incapacité chez l’enfant à être seul ou à calmer ses pires angoisses.
Ce que la mère pense être de l’amour, cette intense préoccupation, peut ainsi s’exprimer en un rapport destructeur dans lequel l’enfant n’a plus de place et où les angoisses inconscientes de la mère se manifestent. Winnicott parle de moments schizoïdes, périodes de dissociation… moments qui sont dirigés vers le bébé, et qui, dans le cas d’un lien « sain » permettent au nourrisson de se constituer un moi, une enveloppe psychique de bonne qualité. Ces éléments de psychopathologie occupent une grande place dans les prises en charge d’adultes. Donald Winnicott étudie le rapport à la mère dans son évolution au fil du développement du nourrisson et construit une clinique de ce moment constitutif du bon développement. L’enfant est un être en dépendance. Il ne choisit pas son environnement et doit dès les premières minutes d’existence, comprendre les mécanismes pouvant lui permettre de satisfaire ses besoins physiques et psychiques. Ce nouage est au cœur de nombreuses pathologies de l’enfance et il s’imprime de façon profonde dans les comportements des futurs adultes.
Ce rapport à l’enfant ne peut être analysé qu’à un niveau comportemental. Nous pourrions même affirmer que ces manifestations pathologiques « visibles » de la mère sont parfois les moins complexes à soulager. Les gestes et les soins prodigués par la mère, mais aussi parfois par le père, sont ceux guidés par le vécu inconscient des parents, leurs propres angoisses refoulées, leurs carences elles-mêmes générées par des comportements défensifs de vouloir faire « le contraire » de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu. L’enfant est alors l’enjeu (ou le jouet) d’un investissement qui le submerge et dans lequel il n’a en réalité que peu de place. Il reçoit en héritage le miroir de ce qu’une pathologie aura préalablement imprimé sur la mère et dont elle pense pouvoir se défaire en agissant à l’opposé des carences qu’elle aura elle-même vécues. Or il n’y a là qu’une répétition, cette fois en miroir inversé, répétition qui vise la résolution d’un conflit de la mère et non de son enfant, une fois de plus seul, à l’instar de ce qu’elle aura vécu puis refoulé, et le cercle vicieux se répète…
C’est avant toute chose cette dimension inconsciente que l’enfant reçoit de son parent aidant, que Freud nommait le Nebenmensch. Ce rapport de la mère à ses propres fantasmes et angoisses est le premier héritage de l’enfant.
Madame R. vient en consultation me réclamer de l’aide avec sa fille Charlotte, 6 ans, qui « lui fait » des crises toujours plus violentes lors du coucher, et qui, en tout état de cause, conduit la mère à dormir avec son enfant dans son lit ou à côté d’elle.
Winnicott décrit le rapport à la mère comme un équilibre entre le « trop » et le « pas assez ». Un équilibre qui peut sembler évident pour la plupart des mères « suffisamment bonnes » (selon l’expression de Winnicott), beaucoup moins pour des parents toxiques, ou souffrant eux-mêmes de carences, d’angoisses, d’agressivité non métabolisée…
L’enfant doit pouvoir manifester ses besoins primaires à travers les moyens qui sont à sa disposition (cris, pleurs, et parfois énurésie ou plus tard comportements agressifs) mais, si la mère doit y répondre, elle doit aussi laisser l’enfant construire les mécanismes de fantasmatisation nécessaires à la formation de son appareil psychique. En laissant à l’enfant la place de désirer, de construire une demande, la mère contribue à l’aider à se constituer un monde intérieur et une intimité. Ce monde qui s’organise selon un schéma intrapsychique solide, permet à l’enfant de faire exister des objets internes fantasmés, objets de désirs, objets d’amour. Winnicott parle de la « mère suffisamment bonne » qui saura à la fois témoigner de sa présence et d’un lien indéfectible, et d’une absence salvatrice, permettant à l’enfant de se développer sans angoisse. C’est dans cet équilibre, que l’enfant peut s’autonomiser, sans terreur d’abandon, ni angoisse de l’absence.
Madame R. est suivie par un confrère auquel je l’ai adressée, non sans beaucoup de résistance de sa part. Après quelques mois de suivi, elle s’ouvre enfin à l’histoire de la naissance de sa fille et à la sienne. Issue d’une fratrie de 4 enfants, Madame R. est la plus jeune et sa venue dans la famille vient clôturer le désir de ses parents « d’avoir une fille ». Mais sa naissance succéda aussi au décès d’un petit frère, mort né, dont la famille s’est difficilement remise.
Dans son désir d’avoir un enfant, Madame R. aura aussi refoulé une fausse couche qui survint six mois avant la naissance de Charlotte. La douleur de cette perte venait en écho de sa propre histoire familiale, qui la fit sombrer dans une profonde dépression, jamais prise en charge. L’angoisse de perdre son second enfant eut de dramatiques conséquences sur la naissance de Charlotte. Cette angoisse inconsciente fut au centre de la naissance, et prit très vite la place des besoins primaires du nourrisson.
Madame R. ne supportait pas l’idée de laisser Charlotte, deux ans, seule. Sans se le formuler ainsi, elle n’était en rien préoccupée par l’expression de son enfant, mais gavait le nourrisson dès qu’une crainte l’envahissait. Les manifestations de l’enfant lui étaient insupportables et elle le faisait taire par tous les moyens à sa disposition dès sa naissance, devançant l’expression de la moindre plainte, apaisant ainsi ses propres angoisses très archaïques de perte. Pour la mère, dormir aux côtés de sa fille lui permit assez vite d’apaiser ses propres angoisses et de faire taire sa fille… aggravant la dépendance de cette dernière par le même mécanisme.
Dénouer ces traumatismes dans la thérapie fut une étape importante pour la dyade mère / enfant. Après quelques mois de cette double prise en charge, la petite Charlotte put enfin se coucher seule et trouver le sommeil sans encombre.
Si Winnicott nous apprend à écouter l’enfant et surtout à entendre l’enfant que fut la mère, notre formation nous permet aussi de comprendre le parcours d’adultes ayant eux-mêmes Cété objet de mères abusives ou toxiques. Cela se traduit souvent par une incapacité à être seul, et donc à vivre la relation à l’autre. Les mères pathologiques ne permettent pas à l’enfant de vivre leur condition d’enfant. Ces enfants sont très vite des adultes, ou de faux adultes (faux-self), auxquels on aura demandé d’occuper une place inappropriée afin d’apaiser les angoisses de parents carentiels, eux-mêmes dans l’incapacité à occuper leur place d’adulte. Le cycle se reproduit ainsi dans de vaines tentatives de réparations, ou se manifeste parfois dans le corps en une difficulté à procréer. C’est souvent ce qui se produit dans des situations matures de responsabilité. Il est commun, pour des cliniciens thérapeutes aguerris, de pouvoir permettre à une femme de s’autoriser enfin à mettre au monde un enfant, après un véritable travail de dénouage… Mais le travail de l’inconscient à travers les méthodes thérapiques permet de s’extraire de ces répétitions et de briser ce cercle pathologique. Les parents soucieux de la santé de leurs enfants ont parfois le courage de s’y atteler.
En son temps, R. DIATKINE (1994) avait pu dire que pour que l’enfant soit, un jour, capable de symboliser (de se représenter) la mère absente, il fallait qu’il ait, d’abord, bénéficié d’une grande quantité, et d’une grande qualité, de présence maternelle, ce qui sous-entendait que la mère voit donc son statut passer de celui d’objet contenant à celui d’un objet contenu, mais d’un objet contenu exerçant peu à peu, grâce à son intériorisation progressive par l’enfant, sa fonction contenante à partir de l’intérieur même de la psyché de l’enfant.
De la symbolisation primaire à la symbolisation secondaire. Bernard Golse
Winnicott, D.W., (1958). « La capacité d’être seul ». In De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, 205-213
Françoise Dolto sur France Culture
L’arbre de vie : Eléments de la psychopathologie du bébé
Identification primaire et imago maternelle par Gregorio Kohon, sur le site CAIRN